L’audition commence à neuf heures quarante-cinq.
M. le président Noël Mamère. Mes chers collègues, nous recevons maintenant Mme Françoise Mathe, présidente de la commission « Libertés publiques et droits de l’homme » du Conseil national des barreaux, qui est accompagnée de Mme Anna Boeri.
Madame Mathe, avant de vous entendre, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Françoise Mathe prête serment.)
Mme Françoise Mathe, présidente de la commission « Libertés publiques et droits de l’homme » du Conseil national des barreaux. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, le Conseil national des barreaux est très sensible à votre invitation.
Il est exact que le Conseil, par la nature même de l’institution, a un engagement pour le respect des libertés fondamentales, des libertés publiques et des droits de l’homme, et tel est l’objet de la commission que je préside. Il n’en demeure pas moins que le travail de cette commission est surtout dirigé vers la protection de ces libertés fondamentales au stade des procédures judiciaires et de l’analyse des projets de loi qui sont de nature à avoir un impact sur le respect des libertés fondamentales et l’organisation des garanties judiciaires. C’est pourquoi nous avons été quelque peu déconcertés par votre invitation, bien que sensibles à l’intérêt que vous nous portez. Si nous sommes sensibles à la nécessité d’un équilibre dans le cadre de ces opérations avec la protection des libertés fondamentales, nous n’avons pas vocation à nous prononcer sur les conditions dans lesquelles les opérations de maintien de l’ordre sont conduites, les conditions dans lesquelles les forces de l’ordre sont engagées, la nature des armes utilisées, sauf à envisager les conséquences judiciaires que cela peut entraîner.
Nous avons reçu votre questionnaire et nous avons été très honorés de l’attente que vous aviez à notre égard, même si nous ne sommes pas en mesure d’y répondre, de vous fournir des statistiques sur les poursuites engagées en matière d’atteinte aux libertés imputables aux forces de l’ordre. En effet, le Conseil national des barreaux n’a malheureusement pas les moyens de mener de telles investigations et de tenir de telles statistiques.
J’ai constaté qu’il y avait, dans votre questionnaire, des questions latentes qui pourraient aboutir à des modifications législatives. J’ai noté deux points sur lesquels nous avons des opinions à faire valoir. Vous nous demandez quelle peut être la responsabilité des organisateurs de manifestations qui généreraient des troubles à l’ordre public et s’il est possible d’imaginer un régime d’interdiction individuelle de manifestation à l’encontre d’individus connus comme radicaux ayant fait l’objet de condamnations.
Le Conseil national des barreaux est parfaitement opposé à des mesures qui pourraient ressembler de quelque manière que ce soit à la mise en jeu d’une sorte de responsabilité collective ou de traçabilité des individus ayant causé des atteintes à l’ordre public à l’occasion de manifestations ou d’autres circonstances de ce genre, c’est-à-dire à des mesures préventives qui seraient des obstacles à la liberté d’expression, à la liberté de manifester ses opinions à travers la liberté de manifestation.
Mais nous ne pouvons pas vous donner des opinions sur les conditions d’engagement de la force publique, sauf à dire ce que chacun sait, c’est-à-dire qu’elle doit être proportionnée et que, in fine, tout contrôle de proportionnalité aboutit dans l’escarcelle du juge. La question de savoir si les principes qui régissent cette proportionnalité sont suffisamment définis me paraît difficile à trancher, car il est extrêmement délicat de donner au juge des règles qui iraient au-delà de celles qui lui sont actuellement imposées, et qui sont à sa disposition, pour contrôler qu’il y a bien proportionnalité entre la réaction des forces de l’ordre et la situation de l’ordre public.
Par contre, j’ai essayé d’aller un peu au-delà des investigations spontanées du Conseil national des barreaux à titre général et j’ai eu quelques entretiens avec des avocats qui ont eu à connaître des procédures qui ont abouti aux événements déplorables qui sont à l’origine de la création de votre commission, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles se sont déroulées les opérations de maintien de l’ordre sur le site de Sivens et la mort de Rémy Fraisse à la suite d’affrontements nocturnes avec les forces de l’ordre.
Les pistes de réflexion que votre commission pourrait entendre concernent la gestion du temps : le temps des opérations de maintien de l’ordre, le temps des occupations et le temps judiciaire. Je parle du temps judiciaire au sens large, c’est-à-dire que cela concerne aussi la justice administrative.
Que nous disent les avocats qui sont intervenus dans le déroulé de ces procédures ? Qu’il s’agissait d’une occupation territoriale assez inhabituelle. En effet, les forces de l’ordre sont plutôt habituées à des opérations de maintien de l’ordre en milieu urbain, alors que l’on avait affaire à une occupation en zone rurale. Les avocats pensent surtout que la triple gestion du temps a été problématique et qu’elle est probablement à l’origine de ce qui s’est produit, en tout cas c’est un cadre d’explication adapté.
Cette occupation dure car il y a des travaux qui sont engagés en exécution d’un projet initié par des collectivités territoriales et qui fait l’objet de recours. La durée de cette occupation, la durée des manifestations d’opposition aux travaux et au projet sur ce site, sont liées à la durée d’évacuation des recours. Il y a des recours administratifs qui sont pendants, qui ne sont pas réglés. Le référé-suspension qui a été demandé par les opposants au site a échoué. Cela ne signifie pas que, sur le fond, l’échec soit certain. Les opposants considèrent donc qu’ils doivent bénéficier de la possibilité de s’opposer à un projet dont il n’est pas assuré qu’il soit en définitive validé par la justice administrative, mais dont les travaux sont déjà en cours sur des terrains qui, pour la plus grande partie, ont un caractère privé. Nous sommes donc devant un enkystement de l’occupation elle-même comme des opérations de maintien de l’ordre, lié à la durée de la procédure administrative. Lorsque des procédures administratives sont engagées sur des projets susceptibles de causer des problèmes d’ordre public en raison de l’opposition qui s’exprime à leur encontre, peut-être faudrait-il imaginer que la justice administrative suive un rythme plus adapté aux circonstances, les opposants considérant qu’il ne faut pas que se reproduise ce qui s’était déjà passé dans le même département, c’est-à-dire que les travaux ont été réalisés, le projet a été achevé et que, en définitive, il a été invalidé.
La durée est générée par le processus de la justice administrative. Il est probable que l’interruption du processus d’occupation aurait été plus rapide si les recours avaient été évacués dans un sens ou dans un autre. Dès lors que se développe cette occupation qui n’est pas régulière, qui est une situation de fait générée par les opposants, les opérations de maintien de l’ordre se déroulent également dans la durée. Il semble – c’est l’interprétation des conseils des personnes concernées – que les forces de l’ordre ne soient pas adaptées à cette opération de maintien de l’ordre qui se prolonge. Il s’agit là de questions qui nous échappent et qui concernent l’adaptation des forces de l’ordre à ce type d’opération de maintien de l’ordre.
Ce qui est certain, c’est qu’il y a eu des procédures judiciaires aux fins d’expulsion puisque des personnes y avaient installé leur logement, même si celui-ci était précaire, et qu’il a parfois été violé. Des procédures civiles ont été mises en œuvre pour obtenir du juge civil, en l’occurrence le président du tribunal de grande instance statuant en référé, l’expulsion. Nous savons que les autorités judiciaires se sont inquiétées de voir se multiplier les procédures et qu’elles considéraient que la réponse judiciaire par l’ordonnance de référé-expulsion n’était pas nécessairement adaptée. Elles auraient surtout souhaité – et je ne viole là aucun secret, ce sont des propos officieux de magistrats du siège – que soient mises en place des mesures de médiation, des modalités de dialogue, sous l’autorité de la justice ou sous l’autorité administrative, pour essayer d’éviter le recours à des procédures qui n’étaient pas nécessairement adaptées.
Un nombre considérable de plaintes ont été déposées auprès du parquet pour des violences de gravité moindre que celle qui a abouti à la mort de ce jeune homme, mais pour des violences tout de même significatives : violations de domicile, destructions de biens personnels des occupants de la « zone à défendre » (ZAD), violences physiques commises par les services de police, ainsi que, de façon moins significative en nombre mais néanmoins réelles, des violences commises par les opposants les plus incontrôlés à l’égard des forces de l’ordre. Il semble qu’il n’y ait pas eu de traitement spécifique de la part du parquet. Le parquet a traité ces plaintes comme il traite des plaintes pour des faits de gravité moyenne. Je ne veux pas donner ici l’impression que je sous-estime la gravité des violences contre les personnes, mais, jusqu’à la nuit malheureuse, il ne s’agissait pas de violences d’un niveau très élevé. Le parquet a opté pour un traitement relativement routinier. Les plaintes n’ont, semble-t-il, donné lieu ni à des auditions, ni à l’ouverture d’une information, ni à des remontées auprès du parquet général.
Si les alertes avaient permis à l’autorité administrative de prendre conscience qu’une situation de risque pouvant déboucher d’un instant à l’autre sur une catastrophe était en train de se créer, peut-être aurait-on pu éviter ce qui s’est produit. Il apparaît donc que nous manquons de dispositifs adaptés permettant de répondre à des situations qui, au-delà de la simple manifestation d’opinions, sont, par leur durée et par leur caractère atypique, de nature à entraîner des conséquences graves pour les biens et les personnes. D’où le souhait de la mise en place de mécanismes de concertation, de dialogue, d’alerte entre l’autorité judiciaire et les opposants à ce type de projet. Cela constituerait un progrès.
Au-delà, tout ce qui paraît se dégager en filigrane du questionnaire que nous avons reçu, et qui ressemblerait à des mesures d’exception, nous paraît inadapté et à écarter par principe. On ne peut pas remettre en question des équilibres qui ont été mis en place dans la durée, et qui protègent aussi bien les biens, les personnes que les libertés fondamentales. Quant aux mécanismes administratifs et judiciaires, c’est autre chose. Cela pourrait faire partie de pistes de réflexion.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Considérez-vous que le cadre juridique relatif à la liberté d’expression et au droit de manifester soit toujours adapté, eu égard à de nouvelles formes de contestation qui se traduisent par l’occupation durable de terrains privés ?
Les auditions que nous avons menées jusqu’à présent nous permettent de dire qu’un certain nombre de sujets sont revenus de manière récurrente. Mais les avis ne convergeaient pas toujours. J’en retiens trois.
Vous avez évoqué l’idée du régime d’interdiction individuelle. Telle qu’elle nous a été présentée, cette idée est calquée sur ce qui existe en matière de manifestations sportives. Naturellement, cela concernerait exclusivement les personnes qui auraient déjà fait l’objet de condamnations pour violence dans le cadre de manifestations. Mais, au-delà de la question principielle, la mise en œuvre pratique d’un tel mécanisme laisse dubitatifs jusqu’à ceux-là mêmes qui l’envisagent. En effet, au-delà de l’obligation de pointer dans un commissariat ou à la gendarmerie, que fait-on après ? On ne peut pas retenir la personne. Quand il s’agit d’une manifestation sportive, la personne entre ou n’entre pas dans l’enceinte, mais si la manifestation a lieu sur la voie publique, que fait-on ?
Une autre piste a été évoquée, qui rejoint ce que vous avez indiqué sur les mécanismes de concertation. Il s’agit de l’instauration, par des contraintes législatives ou réglementaires, d’un dialogue préalable entre les organisateurs de manifestations et les différentes institutions chargées de faire respecter l’ordre républicain. Le problème, c’est qu’il faut qu’il y ait des organisateurs, ce qui n’est plus toujours le cas. Il n’est pas toujours évident d’identifier l’auteur d’un SMS ou d’un message sur Facebook appelant à se rassembler à tel ou tel moment, à tel ou tel endroit, même si c’est parfois pour un apéritif.
Le dernier point concerne les dispositifs d’enregistrement vidéo, qu’il s’agisse des dispositifs mobiles éventuellement mis en place par les forces de l’ordre ou de la vidéoprotection de voie publique lorsqu’elle existe. On sait que ces pratiques se développent. Pour les manifestants comme pour les forces de l’ordre, cela permet d’apprécier plus objectivement la réalité – sans quoi l’on est plutôt dans une situation de « parole contre parole » – et éventuellement d’améliorer la réponse pénale. Quelle est votre position sur ce point ?
M. le président Noël Mamère. Depuis le début de nos auditions, la gestion du temps est évoquée par chacun de nos interlocuteurs. Les responsables du maintien de l’ordre éprouvent manifestement des difficultés à gérer ce que vous avez classé en trois temps : le temps du maintien de l’ordre, le temps de l’occupation et le temps judiciaire. Ce sera sans doute l’un des points importants que notre rapporteur soulignera dans son rapport. Quelles suggestions pourriez-vous faire en matière de médiation dans des cas précis comme les zones à défendre en milieu ouvert, qui n’ont rien à voir avec le milieu urbain ?
Mme Nathalie Nieson. Je veux, moi aussi, rebondir sur cette notion de temps et sur l’évolution des manifestations et des occupations de sites. Ce sujet, qui revient de manière récurrente, donne, s’il en était besoin, toute sa légitimité à notre commission d’enquête. On se trouve devant une nouvelle manière de manifester son opposition et devant de nouveaux procédés auxquels l’État, les forces de l’ordre et la justice n’apportent pas forcément les bonnes réponses.
Pour ma part, je prendrai l’exemple du projet d’implantation d’un parc de vacances Center Parcs sur le site de Roybon, situé à quelques kilomètres de ma circonscription. Un arrêté du 3 octobre 2014 du préfet de l’Isère autorisait le démarrage des travaux. Bien sûr, cet arrêté a été attaqué au tribunal administratif et le juge des référés a suspendu cet arrêté le 23 décembre 2014. Entre le 3 octobre et le 23 décembre, il y a eu une mobilisation, une occupation du terrain et un affrontement entre les différentes positions. Les entreprises qui devaient réaliser les travaux sont venues sur le secteur, mais elles se sont fait attaquer, repousser par les « zadistes ». Nous devons apporter des réponses à de telles situations, car nous sommes dans une sorte de zone de non-droit, dans un temps où les repères de notre société sont déstabilisés.
Mon intervention était plus une remarque qu’une question. Je voulais vraiment réagir à ce que vous avez dit qui est très complémentaire des auditions précédentes.
M. le président Noël Mamère. Il y a toujours un décalage entre le temps politique et le temps de la société. Le phénomène des ZAD n’est qu’une des expressions de ce que, dès les années 1970, Alain Touraine appelait les « nouveaux mouvements sociaux ». On peut citer aussi les Femen, Act Up ou les Faucheurs volontaires. Il a fallu le drame de Sivens pour que nous revenions sur cette question. Nous sommes au cœur d’une nouvelle configuration de la contestation et de la production d’idées dans notre société, qui a beaucoup évolué par rapport à la manifestation classique de la classe ouvrière.
Mme Françoise Mathe. Montesquieu écrivait qu’il ne faut toucher aux lois que « d’une main tremblante »...
Il faut distinguer le cadre juridique et le cadre judiciaire. Le cadre juridique me paraît relativement adapté. Celui qui a donné lieu à la saisine du juge des référés dans l’affaire de Sivens est habituellement utilisé pour les expulsions de squatters. Une ordonnance est nécessaire pour expulser une personne d’un local dès lors que celle-ci en a fait son logement, si précaire soit-il. Je comprends que l’on puisse être heurté par l’idée que des occupants sans titre se plaignent que leurs propres biens aient été détruits et détériorés, mais c’est la règle générale en matière de logement illégal. Pour expulser des squatters, il faut une décision judiciaire. Aussi longtemps qu’il n’y en a pas, le domicile, même fixé en violation du droit à la propriété d’autrui, est inviolable. Cela ne concerne pas spécifiquement les ZAD, mais le problème plus général de l’équilibre entre la protection de la propriété privée et le droit au domicile ou au logement. Faut-il toucher à ce cadre-là ? Nous sommes davantage dans le domaine de la liberté d’expression, de la liberté de manifester.
M. le rapporteur. C’est la qualification de domicile de ces campements qui pose problème.
Mme Françoise Mathe. Quand on est avec ses enfants dans un endroit relativement clos, où l’on mange, où l’on dort, cela ressemble beaucoup à un domicile. À ce stade, il ne s’agit pas d’un problème de maintien de l’ordre, mais d’équilibre législatif entre la protection de la propriété privée et la protection du domicile et le droit au logement.
En ce qui concerne l’interdiction individuelle, j’avais bien compris que les solutions proposées par certains sont calquées sur les interdictions d’accès au stade des supporters incontrôlables, mais la différence tient au fait qu’il existe un droit de manifester, d’exprimer ses opinions sur la voie publique, alors qu’il n’existe pas un droit spécifique d’assister à un match de foot – je dis cela, bien sûr, en respectant tout à fait la passion des amateurs de foot… De plus, au-delà de la question de principe, comment ferait-on respecter une interdiction de participer à une manifestation sur la voie publique ? Cela me semble extrêmement compliqué.
Les forces de l’ordre et les manifestants eux-mêmes ont du mal à prouver l’existence de violences d’un côté comme de l’autre, et plus de mal encore à les individualiser. La solution qui consiste à filmer ce qui se passe sur la voie publique à l’occasion de manifestations qui touchent à la liberté d’expression me paraît infiniment dangereuse.
S’agissant des mécanismes de dialogue, un problème se pose effectivement quand ces mouvements ne sont pas hiérarchisés, qu’ils ne correspondent pas aux modalités d’organisation du centralisme démocratique et que l’on a plutôt affaire à des groupes qui ont une certaine spontanéité dans l’organisation. Cela dit, dès lors qu’il y a saisine du juge pour obtenir des ordonnances aux fins d’expulsion, qu’il y a des procédures pénales, que des plaintes sont déposées, il y a des avocats. Si l’on voulait mettre en place des mécanismes de médiation, on pourrait le faire ne serait-ce qu’à travers leur intervention. Les « zadistes », pour inorganisés qu’ils se veulent, savent prendre le conseil d’avocats lorsqu’ils ont besoin de déposer des plaintes ou de former des recours. Les interlocuteurs d’une médiation qui ne passerait pas par l’organisation structurée que semblent rejeter certains mouvements sociaux, existent. Il pourrait s’agir de conseils ou de mandataires désignés à cet effet qui ne soient pas des dirigeants puisque cette notion paraît être récusée.
M. le président Noël Mamère. Nous vous remercions pour votre participation. Vous aviez le sentiment que les barreaux n’avaient rien d’intéressant à dire, mais votre réflexion va nous inspirer.
M. le rapporteur. Notre problématique englobe à la fois l’amont et l’aval des manifestations. Nous sommes là pour regarder si le cadre juridique est toujours adapté ou s’il doit évoluer, s’agissant de qui se passe avant, pendant et après, et même de la réponse pénale à apporter à certains comportements. Un groupe de casseurs n’est jamais le bienvenu dans une manifestation, car il dévoie le message que voulaient faire passer les organisateurs de cette manifestation. Nous devons donc voir comment on peut améliorer les choses, sachant que l’on ne trouvera jamais les parades idéales aux comportements d’individus qui, dès qu’on invente une règle, s’ingénient à la contourner.
Mme Françoise Mathe. Madame la députée, vous faisiez référence tout à l’heure à une ordonnance de référé qui a été rendue en deux mois. Pour la justice administrative, il s’agit d’un rythme foudroyant !
Mme Nathalie Nieson. Je sais bien !
M. le président Noël Mamère. C’est au législateur de voir comment réformer les procédures d’enquête d’utilité publique et comment associer un peu plus le citoyen. Nous n’en serions pas là si ces procédures avaient été réformées. Si tous les « zadistes » ne se ressemblent pas, ils ont un trait commun, celui de ne pas se reconnaître de chef, ce qui pose un problème à ceux qui sont chargés du maintien de l’ordre puisqu’ils ne savent pas avec qui ils vont discuter. Comme ils sont adeptes de ce qu’ils appellent la « dispersivité », il est assez difficile de trouver un interlocuteur.
M. Jean-Paul Bacquet. Vous avez évoqué une notion fondamentale : le temps. Aujourd’hui, le temps politique ne correspond plus du tout au temps médiatique et se trouve toujours à sa remorque. Dans l’affaire Coulibaly, le temps médiatique est allé beaucoup plus vite que le temps politique dans la gestion de la crise, et il arrive un moment où il impose au pouvoir politique de prendre une décision, de crainte que les conséquences soient plus lourdes s’il ne le fait pas assez rapidement. Lorsque, dans un conseil municipal, vous prenez, par exemple, une délibération pour construire un gymnase, les gens viennent souvent se plaindre, trois mois après, que rien ne soit fait, alors qu’il faut trois ans pour réaliser un tel projet.
M. le président Noël Mamère. C’est la culture de l’immédiat.
M. Jean-Paul Bacquet. Exactement ! C’est un phénomène que nous ne connaissions pas il y a seulement quelques années. S’agissant des ZAD, le temps médiatique est assassin par rapport à la gestion du temps politique.
M. le président Noël Mamère. Dans le dossier Coulibaly, on a bien vu que ces gens-là se servaient des médias. Et on aboutit, avec les réseaux sociaux, à quelque chose d’effrayant. On contrôle très mal les choses, d’autant que les chaînes d’information en continu sont dans une course à l’échalote permanente, au point que l’on a entendu un présentateur indiquer à quel endroit se trouvaient les otages dans l’épicerie casher.
M. le rapporteur. La justice doit travailler sereinement. Il faut réfléchir aux façons d’adapter, quand c’est possible, nos procédures et les outils dont disposent les magistrats. Quand on lit les différents rapports sur le dossier de Sivens, on voit que le caractère extrêmement long et incertain des procédures joue aussi un rôle dans la cristallisation progressive des oppositions.
Mme Nathalie Nieson. C’est la même chose pour le dossier de Roybon.
M. le rapporteur. Dans le dossier de Sivens, il y a, d’un côté, ceux qui ne souhaitent pas que le barrage soit construit et, de l’autre, ceux qui veulent le contraire. Et le risque existe qu’ils se tapent les uns sur les autres.
M. le président Noël Mamère. Vous citiez tout à l’heure Montesquieu qui a dit que l’on ne devait toucher aux lois que d’une main tremblante. Nous avons payé très cher, sous la dernière législature, le fait que le pouvoir en place légiférait en fonction de l’actualité. Or on sait que le législateur doit légiférer à froid. C’est ainsi que l’on a abouti à un certain nombre de lois qui se sont retournées contre les libertés et qui ont contribué à mettre le pays à feu et à sang, si je puis dire.
Mme Françoise Mathe. Il est évident que le temps du législateur doit être lent, mais il est évident aussi que le temps politique doit s’adapter aux nécessités et aux réalités de la société. Quant au temps judiciaire, ce n’est pas un simple cadre, c’est un facteur d’aggravation d’une situation.
M. le président Noël Mamère. Tout à fait !
Mme Françoise Mathe. Il doit être traité comme tel. Il est nécessaire de prendre le temps de débattre, d’échanger de manière contradictoire pour aboutir à une bonne décision de justice. À mon avis, cela doit tout de même pouvoir se faire en moins de dix-huit mois ou de deux ans. Il y a beaucoup de procédures où le temps est un facteur. Dans un divorce, par exemple, le temps de la décision judiciaire est un facteur. C’est même parfois un facteur positif parce qu’il soigne beaucoup de choses. Le temps agit sur les circonstances d’un événement de cette nature et il doit être traité comme tel. Là, par contre, il s’agit davantage d’une question de moyens que de modification du cadre juridique.
M. le président Noël Mamère. Mesdames, nous vous remercions.
(L’audition s’achève à dix heures trente.)
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens
Réunion du jeudi 19 février 2015 à 9 h 30
Présents. - M. Jean-Paul Bacquet, Mme Marie-George Buffet, M. Guy Delcourt, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Noël Mamère, Mme Nathalie Nieson, M. Pascal Popelin
Excusés. - M. Pascal Demarthe, M. Boinali Said
Assistait également à la réunion. - M. Christophe Premat